top of page
  • Avocat fonction publique

La préservation de la neutralité du service public ne peut justifier une décision uniquement fondée


La préservation de la neutralité du service public ne peut justifier une décision uniquement fondée sur des motifs tirés de la vie privée de l'intéressé

La préservation de la neutralité du service public ne peut justifier une décision uniquement fondée sur des motifs tirés de la vie privée de l'intéressé

--

ARRÊT

STRASBOURG

4 juin 2019

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président, Işıl Karakaş, Julia Laffranque, Egidijus Kūris, Marko Bošnjak, Arnfinn Bårdsen, Darian Pavli, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36607/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Yılmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me V. Ata, avocat à Eskişehir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 19 janvier 2010, les griefs concernant les articles 6 § 1 (durée de la procédure, défaut d’équité de la procédure pour manquement aux principes de l’égalité des armes et du contradictoire, et divergence de jurisprudence) et 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée) ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

4. Ni le requérant ni le Gouvernement n’ont déposé d’observations sur le fond.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1965 et réside à Eskişehir.

6. À l’époque des faits, il était enseignant en culture religieuse et avait passé avec succès un concours organisé par le ministère de l’Éducation nationale (« le ministère ») qui permettait d’accéder à des postes d’enseignants à l’étranger.

7. Après la clôture du concours, un document daté du 4 août 2000 et portant la mention « secret » fut établi, qui comportait les passages suivants:

« Abdullah Yılmaz

(...)

– a été placé en garde à vue le 19.06.1987 pour des faits de dégradation d’un buste d’Atatürk à Kayseri [et a] ensuite [été] libéré le 22.06.1987 par le tribunal devant lequel il avait comparu ;

– pratique une séparation [hommes-femmes] (« haremlik-selamlik ») chez lui ;

– [dont] l’épouse, A.Y., s’habille selon le code vestimentaire islamique dans sa vie quotidienne, mais porte une perruque dans l’école où elle exerce ses fonctions (...) »

Ce document porte également la mention suivante :

« Ces informations, qui ont la nature de renseignements, ne peuvent être utilisées juridiquement comme preuve. [Lorsque l’on veut] utiliser [ces informations] (...), les faits mentionnés (...) doivent être documentés par les organes et institutions concernés sans que l’origine [de ces informations] ne soit dévoilée. »

8. Le 21 août 2000, une commission d’évaluation du ministère établit une liste de quatorze enseignants qui avaient réussi le concours d’accès aux postes à l’étranger mais qui, en raison du résultat de l’examen de leur situation réalisé en application de l’article 15 de la directive relative à la sécurité et aux archives (« la directive »), ne pouvaient accéder à ces postes. Le nom du requérant figurait sur cette liste.

9. Le 1er novembre 2000, le requérant adressa aux instances administratives compétentes une demande d’informations les invitant à lui expliquer pourquoi, alors qu’il était arrivé deuxième au concours, il n’avait pas encore obtenu un poste à l’étranger. Il précisait que la personne arrivée troisième au concours en question avait déjà été nommée sur un tel poste.

10. Le 17 novembre 2000, le ministère écrivit à la direction départementale de l’éducation nationale pour l’informer que l’examen de la situation du requérant à la lumière des critères que devaient remplir les candidats au concours et à une nomination à l’étranger et qui étaient fixés par les dispositions de l’article 5 de la section A de la circulaire 938 (2000/11) du 4 février 2000 (« la circulaire ») n’avait pas permis la nomination de l’intéressé.

11. Cette information fut transmise au requérant.

12. Le 5 janvier 2001, le requérant saisit le tribunal administratif d’Eskişehir d’une action en sursis à exécution et en annulation de la décision portant refus de nomination (« la décision litigieuse ») pour absence de motif. Il demanda également des dommages et intérêts au titre du préjudice moral qu’il disait avoir subi. À l’appui de son recours, il arguait notamment que la commission d’évaluation avait adopté une décision qui ne reposait sur aucun motif concret et qu’elle avait donc fait un usage arbitraire des prérogatives qui lui étaient dévolues en vertu de l’article 5 de la section A de la circulaire.

13. Le 9 février 2001, le ministère soumit un mémoire en défense dans lequel il invoquait les critères énoncés à l’article 5 de la section A de la circulaire, dont « l’absence d’empêchement à l’exercice des fonctions (à déterminer par la commission d’évaluation du ministère au vu des conclusions de l’enquête de sécurité du personnel et de la recherche d’archives) », ainsi que les articles 8, 12 et 15 de la directive. Il ajoutait que les informations concernant le requérant avaient été évaluées par une commission constituée conformément à l’article 15 de cette directive et, pour justifier la décision litigieuse, renvoyait au principe de l’intérêt public ainsi qu’aux nécessités et aux spécificités des services d’éducation et d’enseignement.

14. Le 27 février 2001, le tribunal administratif rejeta la demande de sursis à exécution formée par le requérant.

15. Le 13 avril 2001, celui-ci déposa alors un mémoire sur le fond dans lequel il arguait que l’article 8 de la directive limitait l’obligation de procéder à une enquête de sécurité aux seules personnes nommées définitivement en poste à l’étranger et qu’il n’aurait donc pas dû être soumis à une telle enquête. Il indiquait également qu’il travaillait comme enseignant depuis de nombreuses années sans que cela eût jamais suscité le moindre problème, qu’il était arrivé deuxième au concours et qu’il n’avait jamais eu de comportements répréhensibles – ce dont son casier judiciaire pouvait selon lui attester. Il expliquait que c’était à la suite d’un malentendu qu’il avait été arrêté en 1987, alors qu’il était étudiant, et qu’il avait à l’époque bénéficié d’un non-lieu à poursuivre. À cet égard, il soutenait que si la conclusion de l’enquête de sécurité avait été négative pour ce seul motif, elle était contraire au droit. Il ajoutait que la manière dont il menait sa vie privée n’avait aucune incidence sur le soin avec lequel il exerçait ses fonctions. Il arguait également qu’il incombait à l’administration en cause d’étayer concrètement ses allégations et d’expliquer dans quelle mesure sa vie privée lui paraissait de nature à l’empêcher d’exercer ses fonctions. Selon lui, cela n’avait pas été le cas en l’espèce.

16. Le 13 septembre 2001, le tribunal administratif rejeta la demande en annulation formée par le requérant. Pour ce faire, il tint compte des dispositions de l’article 5 de la section A de la circulaire et des articles 2 et 15 de la directive et se prononça comme suit :

« (...)

Aux termes de l’article 5 de la section A de la circulaire du 04.02.2000 (...), « l’absence d’empêchement à l’exercice de fonctions à l’étranger (selon les conclusions de l’enquête de sécurité du personnel et la recherche d’archives) sera établie par la commission d’évaluation du ministère » ;

L’article 2 de la directive (...) se lit ainsi : « Cette directive (...) contient les principes et les procédures relatifs aux enquêtes de sécurité et recherches d’archives auxquelles [est soumis] tout le personnel devant être nommé de manière permanente à l’étranger (...) »

L’article 15 intitulé « évaluation » dispose quant à lui : « (...) une commission d’évaluation est constituée (...) lorsque les informations obtenues au terme de l’enquête de sécurité et de la recherche d’archives sont défavorables (...). »

(...). »

Il releva également que le requérant avait passé avec succès le concours litigieux, qu’il avait suivi un séminaire d’adaptation à cet égard, mais que la commission d’évaluation, constituée après l’exécution de l’enquête de sécurité et la recherche d’archives, avait décidé qu’il ne pouvait pas être nommé en poste à l’étranger. Au vu de ces circonstances, des pièces du dossier, de l’importance des postes à l’étranger et des nécessités propres à ces postes, le tribunal administratif conclut que la décision litigieuse relevait du pouvoir d’appréciation de l’administration.

17. Le 2 octobre 2001, le requérant se pourvut devant le Conseil d’État.

18. Le 23 janvier 2002, le Conseil d’État rejeta la demande de sursis à exécution de la décision du tribunal administratif.

19. Le 13 mai 2005, le Conseil d’État rejeta le recours du requérant, estimant que la décision de première instance était conforme au droit et à la procédure. Il ressort de cet arrêt que le juge rapporteur émit un avis favorable à la confirmation de la décision de première instance. Le procureur général estima quant à lui que la non-nomination litigieuse était fondée uniquement sur les conclusions de l’enquête de sécurité qui avait été réalisée par les services de renseignement et qui, de par sa nature, ne pouvait constituer un élément de preuve. Il ajouta que « (...) les faits reprochés avaient abouti à un non-lieu à poursuivre en 1987 ». Il releva également que, en dehors des informations ayant la nature de renseignements, aucun argument susceptible de justifier la non-nomination litigieuse n’avait été avancé. Il estima que la décision était contraire au droit, qu’elle devait être annulée et qu’il fallait faire droit au recours du requérant.

20. Le 5 juillet 2005, le requérant forma un recours en rectification de cet arrêt. Dans son mémoire, il soutenait notamment que la décision administrative litigieuse ne reposait sur aucun critère objectif et qu’elle était arbitraire. Il ajoutait que ces éléments avaient été relevés par le procureur général dans son avis.

21. Par un arrêt du 19 décembre 2005 notifié le 7 février 2006, le Conseil d’État rejeta le recours formé par le requérant. Il ressort de cet arrêt que le juge rapporteur émit un avis favorable au rejet du recours. Le procureur général, quant à lui, estima que l’utilisation faite au détriment du requérant des informations ayant la nature de renseignements qui avaient été recueillies était contraire au principe de l’État de droit, dès lors qu’elles avaient été obtenues par une institution non identifiée et que par ailleurs elles n’étaient confirmées par aucun autre renseignement ou document juridiquement valable. Il requit donc l’annulation de la décision de première instance, estimant en outre que, à la lumière de la jurisprudence relative à ce type d’affaires, elle était contraire au principe d’égalité.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

22. Le requérant plaide que la durée de la procédure devant les instances nationales était incompatible avec l’exigence du « délai raisonnable ». Il voit également dans la non-communication des avis du juge rapporteur et du procureur général près le Conseil d’État un manquement aux principes de l’égalité des armes et du contradictoire et dénonce à cet égard un défaut d’équité de la procédure. Enfin, il se plaint d’une divergence de jurisprudence et présente, à l’appui de cette allégation, deux décisions de juridictions administratives qui auraient donné gain de cause à des enseignants candidats à des postes à l’étranger dont la nomination avait selon lui été refusée en raison des conclusions d’enquêtes de sécurité.

Il invoque l’article 6 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

23. Le Gouvernement ne se prononce pas.

A. Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention

24. À la lumière des principes énoncés dans sa jurisprudence (voir, entre autres, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, §§ 40-64, CEDH 2007‑II,et Emel Boyraz c. Turquie, no 61960/08, § 62, 2 décembre 2014), la Cour estime que l’article 6 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce.

B. Sur la recevabilité

1. En ce qui concerne la non-communication de l’avis du juge rapporteur près le Conseil d’État

25. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur une question similaire dans le cadre de l’affaire Meral c. Turquie (no 33446/02, §§ 40-43, 27 novembre 2007) et qu’elle a conclu à l’absence de violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef. Elle estime qu’aucune circonstance de la présente affaire ne lui permet de s’écarter de ce constat. Par conséquent, elle considère que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. En ce qui concerne la non-communication de l’avis du procureur général près le Conseil d’État

26. La Cour rappelle avoir déjà examiné une question similaire dans l’affaire Kılıç et autres c. Turquie ((déc.), no 33162/10, §§ 19-32, 3 décembre 2013). Dans cette affaire, elle a conclu que les requérants n’avaient pas subi un « préjudice important » dans l’exercice de leur droit de participer de manière adéquate à la procédure litigieuse et, en conséquence, elle a déclaré leur grief irrecevable en vertu de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

27. En l’espèce, la Cour note que l’avis du procureur général était favorable au requérant et que celui-ci a d’ailleurs pu s’y référer dans son recours en rectification (paragraphes 19-20 ci-dessus). Elle ne voit pas de raisons particulières de se départir des conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Kılıç et autresprécitée.

28. La Cour estime donc que ce grief doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 3 b) de la Convention.

3. En ce qui concerne l’allégation de divergence de jurisprudence

29. À la lumière de sa jurisprudence (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-58 et 94-95, 20 octobre 2011), la Cour estime qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure qu’une situation d’incertitude jurisprudentielle de nature à porter atteinte au principe de la sécurité juridique serait en cause dans la présente affaire. Partant, elle considère que ce grief du requérant est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

4. Quant à la durée de la procédure

30. La Cour souligne que le Gouvernement n’a pas soumis d’observations dans la présente affaire. À la lumière de sa jurisprudence concernant le recours en indemnisation instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012) elle estime que dès lors que le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception portant sur ce recours il convient de poursuivre l’examen du grief du requérant tiré de la durée de la procédure (Sodan c. Turquie, no 18650/05, §§ 63-65, 2 février 2016).

31. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C. Sur le fond

32. En l’espèce, la Cour note que la procédure litigieuse a duré environ quatre ans et onze mois devant les juridictions administratives, dont trois ans et sept mois devant le Conseil d’État avant que celui-ci ne statue sur le fond du litige. À cet égard, elle rappelle que la durée « raisonnable » d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII, et Rodoplu c. Turquie, no 41665/02, § 31, 23 janvier 2007).

33. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et y a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Frydlender, précité, § 46 et Rodoplu précité § 32).

34. Après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant au bien-fondé du grief en question. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la procédure litigieuse a connu une durée excessive, incompatible avec l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

35. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée. Il reproche aux autorités internes de l’avoir – lui et sa famille – indûment soumis à une enquête de sécurité et d’avoir refusé, sur la base des informations concernant sa vie privée obtenues à l’issue de cette enquête, de le nommer à l’un des postes auxquels le concours réussi par lui était censé lui donner accès.

Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

36. La Cour note tout d’abord que la présente affaire porte sur un litige professionnel opposant un individu à un État. Elle rappelle ensuite qu’elle a déjà été plusieurs fois saisie de litiges mettant en cause la question de l’applicabilité de la notion de « vie privée », au sens de l’article 8 de la Convention, aux griefs relatifs à l’exercice de fonctions professionnelles.

37. Dans son arrêt Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, 25 septembre 2018), elle a récemment dressé une typologie évolutive des affaires relatives à des litiges professionnels sur lesquelles elle a eu à statuer. Reconnaissant que ces litiges ne sont pas, par nature, exclus du champ d’application de la notion de « vie privée », elle s’est prononcée sur les critères qui fondaient l’applicabilité de l’article 8 de la Convention dans de tels contextes. Elle a ainsi établi que, d’une manière générale,un problème peut se poser au regard de la vie privée de deux manières distinctes : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure litigieuse (auquel cas elle retient l’approche fondée sur les motifs), soit du fait des conséquences sur la vie privée de la mesure en cause (auquel cas elle retient l’approche fondée sur les conséquences) (ibidem, § 115).

38. La Cour examinera la présente affaire à la lumière des approches ainsi définies. Il lui faut donc déterminer de quelle manière une question touchant la vie privée peut se poser en l’espèce : du fait des motifs à l’origine de la non-nomination du requérant ou du fait des conséquences de celle-ci sur sa vie privée.

39. Le requérant soutient que sa nomination à l’étranger a été refusée en raison de motifs liés à sa vie privée et à celle de son épouse. À cet égard, il convient de rappeler que le requérant – alors enseignant en culture religieuse – a passé avec succès un concours qui devait lui permettre d’être affecté à l’étranger. À la suite de la réussite de ce concours, il a également suivi un séminaire d’adaptation (paragraphe 16 ci-dessus). Une commission d’évaluation du ministère a toutefois estimé que le requérant était dans une situation qui ne lui permettait pas d’être nommé à l’étranger. Au vu des pièces du dossier et, en particulier, des décisions des juridictions administratives, la Cour observe que le refus de nomination du requérant résultait des conclusions d’une enquête de sécurité qui avait révélé des informations relatives à la vie privée de l’intéressé, telles que son mode de vie et la tenue vestimentaire de son épouse. Une arrestation ancienne qui avait abouti à un non-lieu à poursuivre était également mentionnée.

40. La Cour constate également que, en dehors des informations obtenues au terme de l’enquête de sécurité, les instances administratives compétentes n’ont pas exposé les motifs d’ordre professionnel et/ou administratif qui avaient pu justifier l’impossibilité pour le requérant d’être nommé en poste à l’étranger (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Cette circonstance fut d’ailleurs dénoncée par le procureur général près le Conseil d’État à deux reprises (paragraphes 19 et 21 ci-dessus). La Cour relève en outre que les instances administratives n’ont pas non plus exposé en quoi les informations obtenues au terme de l’enquête de sécurité étaient de nature à constituer en soi un empêchement à l’exercice par le requérant de ses fonctions à l’étranger.

41. Au vu de tous ces éléments, la Cour souscrit à la thèse du requérant selon laquelle les motifs à l’origine de sa non-nomination reposaient uniquement sur des informations relatives à sa vie privée. Or des motifs à l’origine de mesures touchant à la vie professionnelle peuvent avoir un rapport avec la vie privée de la personne concernée et, par eux-mêmes, faire entrer en jeu l’article 8 de la Convention (Denisov, précité, § 103, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999‑VI, Obst c. Allemagne, no 425/03, § 43 et suivants, 23 septembre 2010 et Özpınar c. Turquie, no 20999/04, §§ 47-48, 19 octobre 2010). La Cour estime en conséquence que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce.

B. Sur la recevabilité

42. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C. Sur le fond

43. En l’espèce, la Cour estime que le refus de nomination auquel le requérant s’est heurté s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

44. La Cour observe que le Gouvernement n’a indiqué ni la base légale de cette ingérence, ni le but légitime qu’elle poursuivait, ni les raisons pour lesquelles elle pourrait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

45. À cet égard, la Cour estime utile de rappeler qu’en se fondant sur les dispositions d’une circulaire et d’une directive, les instances nationales estimèrent que le requérant n’était pas en mesure de pourvoir un poste à l’étranger (paragraphes 8, 10 et 13 ci-dessus). Le ministère de l’éducation renvoya au principe de l’intérêt public et à des impératifs de nécessités pour justifier cette décision, sans pour autant apporter d’explications quant aux raisons d’intérêt public en cause ou quant aux nécessités et aux spécificités des services d’éducation et d’enseignement qui auraient pu expliquer qu’un enseignant, employé par le ministère, ne puisse occuper un poste à l’étranger (paragraphe 13 ci-dessus).

46. À la lecture de la décision de la Commission d’évaluation (paragraphe 8 ci-dessus), la Cour souligne également que cette Commission ne s’était pas prononcée sur les compétences ou les capacités du requérant à exercer les fonctions en cause mais tint uniquement compte des résultats de l’enquête de sécurité. Or, ces résultats accordaient une place prépondérante à des éléments de la vie privée du requérant et de celle de son épouse, et notamment à la circonstance qu’elle portait le voile (paragraphe 7 ci‑dessus).

47. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà considéré que le souci de préserver la neutralité du service public ne pouvait justifier l’entrée en compte, dans la décision de muter un fonctionnaire, de la circonstance que son épouse portait le voile, élément qui relevait de la vie privée des intéressés (Sodan, § 57, précité).Certes, la Cour n’exclut pas que dans certaines circonstances, les exigences propres à la fonction publique puissent requérir la prise en compte des constats opérés au cours d’enquêtes de sécurité. Pour autant, elle comprend mal en l’espèce dans quelle mesure le port du voile par l’épouse du requérant et la manière dont il se comporte à son domicile (paragraphe 7 ci-dessus) – questions relevant de la sphère privée – pourraient porter atteinte aux impératifs d’intérêt public ou aux nécessités des services d’enseignement et d’éducation. Elle relève en outre que l’arrestation passée du requérant n’avait pas donné lieu à des poursuites pénales et n’avait pas non plus été une cause d’empêchement à l’accès du requérant à la fonction publique enseignante.

48. Au terme de cette appréciation des circonstances de l’espèce, la Cour tient pour établi que la décision de ne pas nommer le requérant à l’étranger était motivée par des éléments relevant de sa vie privée. À supposer que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait l’un des buts légitimes énoncés à l’alinéa 2 de l’article 8, la Cour considère qu’en tout état de cause celle-ci n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

49. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

51. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 6 § 1 (en raison de la durée de la procédure) et 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 en raison la durée excessive de la procédure administrative;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano GreffierPrésident

--

Toutes fonctions publiques

Titulaires / Contractuels

FRANCE ENTIERE

bottom of page